Roberto Rossellini vient de faire un bref séjour à Paris en compagnie d’Anna Magnani. Tous deux avaient accompagné la copie d'”Amore”. Il s’agissait de trouver l’actrice française qui doublerait Anna Magnani dans ce film en deux épisodes: “La Voix Humain” et “Le Miracle”.
Roberto Rossellini a bien voulu à nous confier ses impressions, non seulement sur ce film, mais sur l’évolution d’un style auquel son nom est désormais attaché. Il nous dit d’abord:
«La grande comédienne Yvonne de Bray a bien voulu accepter de doubler Anna Magnani dans “Amore”. Comme elle venait d’assister à une projection, elle dit: «Après cela, on ne peut plus jouer la comédie.» C’était exprimer une admiration sincère, mais aussi la compréhension d’un art qui se rapproche étrangement du sien. Comme l’indique le générique, ce film est dédié au génie dramatique d’Anna Magnani. Les deux parties qui le composent ont d’abord ce lien entre elles: l’interprétation. Et ce lien, la voix d’Yvonne de Bray ne risque pas de le rompre, au contraire… »
Mais, s’il s’est d’abord fixé le but de servir une comédienne, Rossellini n’en a pas pour autant abandonné ses habituelles préoccupations.
«Je reste fidèle au réalisme: je veux continuer à dire la vérité, ou plus exactement ma part de vérité objective. Beaucoup de gens ont encore trop peur de la vérité. Avec “Rome ville ouverte” ou “Païsa”, je voulais exprimer la vérité sociale à travers le fait divers de l’époque: la guerrë. En restant fidèle à cette vérité de principe, je m’efforce maintenant de représenter l’homme en tenant compte de ses pensées rationnelles, de ses rêves, de ses espoirs, de sa foi, pour arriver jusqu’à la passion. Il n’y a pas là, à proprement parler, un tournant, mais une évolution naturelle du réalisme. Il s’agit surtout de vouloir dire la vérité avec sympathie humaine, patience et tendresse.
C’est en suivant cette évolution que j’ai réalisé “Amore”, “La Machine à tuer les méchants”, et que je prépare mon prochain film. Ainsi, la première partie d'”Amore”, “La Voix Humaine”, qui est la pièce de Jean Cocteau, n’est pas autre chose pour moi qu’un documentaire sur la souffrance humaine, souffrance qui cette fois ne prend pas naissance dans un fait social comme la guerre ou la misère, mais dans le cœur meurtri d’une femme amoureuse. Avec “Le Miracle” qui fait suite à “La Voix Humaine”, j’ai pris le cas limite d’une folle pour exprimer sa propre foi, non pas sa foi religieuse, mais sa foi de femme, qui a aussi un aspect religieux… »
Dans Le Miracle, Anna Magnani incarne en effet une pauvresse qui, rencontrant un berger dans la montagne, croit avoir affaire à Saint Joseph. Enceinte, affamée, elle est bientôt la risée du village. Elle se réfugie dans la montagne où, après une longue ascension qui évoque forcément un calvaire, elle accouche dans une église abandonnée.
«Le contraste est ici dans le personnage lui-même: la femme, en étant folle, se trouve en état de grâce, mais elle est en état de péché dès qu’elle devient raisonnable.»
Après Amore, Rossellini a tourné La Machine à tuer les Méchants. Cette machine est le contretypeur d’un photographe de village: celui-ci s’aperçoit un jour qu’il peut tuer les gens en photographiant leur photo. La tentation est forte de faire de l’appareil un instrument de justice.
«Ici, le contraste est également dans le personnage. Sa folie est de vouloir tuer les méchants. Mais il est incapable de tracer les frontières entre le bien et le mal qui sont, individuels, affaire d’interprétation. Dans mon prochain film enfin, je conterai l’histoire d’une mendiante à qui échoit un immense héritage. Extravagante, elle se promène dans la rue en jouant de l’orgue de Barbarie. Un milliardaire, lassé de sa richesse, se jette par la fenêtre et tombe sur l’orgue après avoir, par testament, légué sa fortune à la personne près de laquelle il mourra. Voici la mendiante riche. Vous imaginez tout ce qu’elle peut faire avec son argent? Voilà mon point de départ. Je ne peux rien vous dire de plus, sinon qu’Anna Magnani sera la mendiante. Ici encore, le contraste est dans le personnage, entre ses rêves et la réalité objective qui l’entoure et qu’exprime le fait argent. »
Ainsi, parti d’un groupe social dépeint dans le courant du drame collectif qui l’emportait, Rossellini en arrive aujourd’hui à retrouver l’individu, contrairement ci ce qu’on aurait pu prendre pour les tendances de notre après-guerre. Sur ce sujet, il n’est pas moins net:
«Je n’ai jamais autant cru à l’individualisme… »
Mais, si l’individu importe, si le groupe humain compte, pour Rossellini le paysage lui aussi a sa grandeur.
«J’ai tourné “Le Miracle” près d’Amalfi, au sud de Naples, dans la région où eut lieu le débarquement. Au début du film, un long panoramique restitue ce paysage dantesque où des montagnes hautes de 1.500 mètres se jettent dans la mer qui atteint près du rivage des profondeurs du même ordre, que j’aimerais pouvoir explorer avec ma caméra. La montagne est sauvage, impressionnante. Le jour où nous avons tourné les scènes d’Anna Magnani avec le berger, une louve tua une jeune fille et cinq chèvres à quelques centaines de mètres de nous… »
On imagine assez bien Rossellini dans ces paysages, dirigeant la Magnani, paysanne exaltée, qui triture ses haillons, se renverse an vent, éçarquille des yeux émerveillés devant ce miracle d’amour et de foi que la folie construit dans son cœur sans ombres. On le voit plus tard abandonnant pour une nuit ce haut-lieu de son art, descendant vers ce village insolite, coincé entre la montagne et la mer, et où l’attendent les hommes simples qu’il reconnaît pour son peuple…
H. Spade
(Ph. R. Voinque)